La Causerie de Monsieur Zap : J’aurais aimé ne jamais rencontrer la Socio
Par Monsieur Zap le
« Je dis souvent que la sociologie c’est un sport de combat, c’est un instrument de self-défense. On s’en sert pour se défendre, essentiellement, et on n’a pas le droit de s’en servir pour faire des mauvais coups. »
Pierre Bourdieu
J’aurais aimé ne jamais rencontrer la socio
Ma rencontre avec elle se fit vers mes 18 ans, elle me parla de Bourdieu et de son habitus. Son savoir et sa manière de me parler me plaisait bien. Je l’ai donc suivie. C’est à ce moment-là que s’installa une relation plus intimiste avec elle. Je l’invitais chez moi, jusque dans mon lit. Elle me parlait de Durkheim et du suicide, de Weber et du protestantisme, de Marx et de la marchandise. Son discours suscitait en moi une insatiable envie de l’écouter, de la voir encore et encore. Je devenais accroc. Plus j’en apprenais, plus elle se dévoilait et plus je la désirais.
Mes relations avec les autres changèrent. La socio m’avait conquis, elle avait fait de moi un perroquet docile. Je la louais à toutes mes soirées, à chaque rencontre, à chaque repas. Elle m’avait subjugué.
Je me mis à parler comme elle, à utiliser son vocabulaire, ses expressions. Je la voyais de plus en plus. Quand elle n’était pas là, je pensais à elle, à notre prochaine rencontre. Qu’allais-je pouvoir lui dire ? De quoi allions-nous parler ? Qu’allait-elle m’apprendre cette fois-ci ?
Chaque retrouvaille avec elle était une expérience nouvelle. Elle m’initiait toujours à de nouvelles pratiques, de nouvelles manières de faire, d’agir, de parler, de ressentir, de penser, de voir le monde. Sa fréquentation excessive allait bientôt modifier mon mode de vie.
Je me mis à questionner mes pratiques culturelles, mes pratiques alimentaires, mon orientation politique, mon orientation sexuelle, ma position sociale, mes rapports familiaux, amicaux, ma couleur de peau, mon prénom, mon héritage familial, mon logement, mon argent, mon caractère, mes goûts, mes dégoûts… J’agissais ainsi sur moi, puis cela a été sur les autres et sur les choses. Chaque interaction dans le monde social et chaque fait devenait questionnable. Je me mis à concevoir le monde de manière différente. Chaque action humaine se matérialisait en une série d’interactions l’ayant produite, pour chaque phénomène sa structure de production se dessinait dans mon esprit. La socio s’immisçait partout et ne me laissait pas de répit. Elle déversait sa glaciale verve et se répandait dans chaque ramification de mon esprit. Je bouffais socio, je fumais socio, je sortais socio, je chiais socio, je baisais socio, je lisais socio, je courais socio, j’aimais socio, je hurlais socio, j’écrivais socio… Elle me donnait une réponse à chacune de mes interrogations.
Je me mis à en parler davantage autour de moi, à parler de nos rencontres, de ses savoirs, de son inimitable pensée. Je me suis aperçu que peu la connaissaient et beaucoup la craignaient. Une crainte de tout perdre, une peur de sa capacité à déconstruire ce qui est durement établi en chacun de nous. Elle m’attirait des ennuis parfois. Des disputes éclatèrent à cause d’elle, elle m’éloigna d’individus qui avaient beaucoup compté pour moi, autrefois, avant sa rencontre. Un éloignement pas seulement physique, mais un éloignement plus difficile encore à rompre, un éloignement de la pensée, un éloignement social pour parler comme elle. Un éloignement inscrit dans le corps.
La Socio m’a exclu. Elle m’a marginalisé. Mon attirance pour elle était si grande que j’ai accepté et entretenu cette marginalisation. Mais à quel prix ? Qu’ai-je perdu ?
Puis j’ai compris qu’il y en avait d’autres des comme moi. La Socio avait de multiples relations, elle en avait conquis d’autres avant moi et elle en conquerra d’autres après moi. Je me suis tourné vers ceux-là. On se comprenait, on s’écoutait, on partageait les mêmes expériences. La Socio nous avait réunis, nous, ses fidèles partisans.
Aujourd’hui je travaille pour elle, je parle d’elle et j’écris pour elle. Elle fait partie de ma vie et jamais elle n’en sortira. Certain-e-s la rencontrent et l’accueillent chez eux-elles, d’autres la dédaignent, la craignent, d’autres encore ne la comprennent pas. Mais sachez une chose, prenez ça comme une mise en garde, si vous la rencontrez et l’accueillez, elle ne vous laissera pas tranquille, elle vous changera, soyez-en certain-e-s. On m’a dit une chose, il parait que la Philo, cette pute antique, et l’Histoire, cette vieille garce, agissent de même.
J’aurais aimé ne jamais rencontrer la Socio, pour voir.