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Travail le dimanche à la Fnac : complaisance médiatique et renoncement syndical autour d’une régression sociale

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Travail le dimanche à la Fnac : complaisance médiatique et renoncement syndical autour d’une régression sociale


Sous couvert de réalisme économique, le travail le dimanche s’étend avec l’évolution de la législation sur le travail. La signature d’un nouvel accord d’entreprise à la Fnac en est l’illustration. Tour d’horizon d’un déni médiatique d’une problématique sociale.



Cet article est issu de mon blog Contre-feux. L'original est ici.


La Direction de la Fnac et trois syndicats majoritaires (CFDT, CFTC et CFE-CGC) signent, le 26 janvier 2017, un accord d’entreprise autorisant le travail le dimanche [1]. Cette signature met fin à un an de négociations sur le sujet, marquées par l’opposition en bloc des trois syndicats alors majoritaires (CGT, FO et SUD), qui considéraient que les propositions de la Direction ne permettaient pas de « préserver l’intérêt des salariés » [2]. A l’issue des dernières élections professionnelles sur la représentativité syndicale fin 2016, ces organisations réunies deviennent minoritaires, ce qui laisse le champ libre aux organisations dites réformistes qui signent une nouvelle version de l’accord, moyennant des contreparties salariales jugées favorables. Les salariés volontaires bénéficient d’une majoration de salaires à hauteur de 300 % les 12 dimanches à plus forte activité et 200 % les 40 dimanches restants, ainsi que la participation aux frais de garde des enfants et personnes à charge [3]. Les salariés volontaires ont la possibilité de se rétracter après s’être engagés à travailler le dimanche, avec un délai de prévenance d’un mois. Centrale dans ce dossier, la CFDT Fnac justifie sa signature par l’obtention « d’améliorations en termes de créations de postes, soit 80 emplois en CDI » [4].


Une loi pour ceux qui veulent travailler



Cet accord d’entreprise s’appuie sur une réforme législative récente, emblématique d’une politique de relance de l’emploi par la consommation. Rapporteur de la Commission Attali pour la libération de la croissance française (2008) sous la présidence de Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron devient en 2014 ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande et le gouvernement de Manuel Valls. Soucieux de « libérer l’activité partout en France et dans tous les secteurs », Emmanuel Macron porte un projet de loi pour l’activité et l’égalité des chances économiques : « un texte pour ceux qui veulent travailler, créer, produire, embaucher sur notre territoire » [5]. L’une des mesures phares est l’élargissement de l’ouverture des commerces le dimanche. Cela vise principalement les zones touristiques internationales (ZTI), créées pour l’occasion, et l’emprise des grandes gares parisiennes et de province, où les magasins pourront ouvrir tous les dimanches et tous les jours de l’année jusqu’à minuit. A ces zones permanentes s’ajoutent l’ouverture dans les zones réservées, jusqu’à 12 dimanches (contre cinq auparavant), dont la décision relève des maires et des préfets. Le projet de loi impose une clause de volontariat et des compensations salariales (majoration et/ou repos compensateur), soumis à la négociation des partenaires sociaux. Ajoutée à d’autres réformes de secteurs réglementés (transports, permis de conduire, droit, prud’hommes), l’ouverture dominicale est censée créer plusieurs dizaines de milliers d’emplois sous dix-huit mois selon l’auteur du projet de loi, promulgué le 7 août 2015. Le gouvernement tient alors à lever les inquiétudes sur le site Internet consacré au projet de loi : « Il n’est pas question de banaliser le travail du dimanche : le repos dominical reste la règle. C’est essentiel pour la vie sociale et familiale. » [6]


Des arrangements répandus avec le repos dominical



Il est de bon ton de le rappeler aux millions de travailleurs du dimanche. Car, n’en déplaise aux déclinistes et autres pourfendeurs du conservatisme social à la française, le travail le dimanche est déjà largement répandu dans l’économie française. Selon l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), 31 % des salariés du secteur privé (17 millions de salariés) travaillent occasionnellement le dimanche et les jours fériés en 2010, contre 26 % en Europe [7]. Travailler le dimanche fait donc partie de la vie de nombreux Français, travaillant principalement dans les métiers de service relationnels hors-activités saisonnières (santé, social, police, hôtellerie-restauration). Face au discours rassurant du gouvernement pour promouvoir sa réforme, le dimanche semble être au repos ce que le CDI est au contrat de travail, une règle à degrés variables. A plus forte raison, un rythme de travail que ses partisans parent de tous les mérites économiques, sans se soucier des conséquences sanitaires et sociales.


Des troubles du sommeil à la charge mentale



Interrogée à ce sujet au moment où la réforme fait débat, l’ergonome Sophie Prunier-Poulmaire reconnait que « il y a un déficit terrible de connaissances sur l’impact sur la santé du travail le dimanche qu’il va falloir combler », « c’est une grosse lacune à un moment où l’on légifère sur la généralisation de cette forme de travail » [8]. Parmi les travaux existants, une étude européenne menée auprès de 24 000 salariés montre que travailler le dimanche est porteur d’enjeux pour la santé, avec des risques accrus de troubles cardiaques et de troubles du sommeil [9]. Le dérèglement des rythmes de sommeil entre la semaine et le week-end peut se traduire par une dette de sommeil non compensée. Des problèmes de récupération en semaine apparaissent en raison de l’entrechoquement des rythmes de vie et des nuisances sonores des différents membres de la famille dans le foyer. A ce titre, les conséquences du manque de sommeil sur la santé sont connues : troubles de l’humeur, de la rythmicité et de l’alimentation, qui peuvent se compléter de troubles anxieux et dépressifs si ce manque de sommeil devient chronique [10]. A ces troubles s’ajoutent une charge mentale sur le salarié, qui se retrouve en porte-à-faux avec les conventions sociales et les pratiques traditionnelles de la famille le dimanche. « La charge psychique du travail le dimanche peut être importante car le salarié se met en marge de sa famille le seul jour ou tous les membres sont présents et disponibles. Cela peut générer un état de stress de ne pas pouvoir participer aux activités de loisir communes », selon Sophie Prunier-Poulmaire.


Une aggravation des formes d’exclusion sociale



Quant à lui, le sociologue Jean-Yves Boulin, spécialiste de la question du temps de travail, souligne, dans Notre Temps [830 000 ex. print, 3,5 M visites web/mois, Bayard], l’impact familial et conjugal important du travail dominical : « Le dimanche est un jour avant tout consacré aux activités familiales et amicales, où chacun peut se retrouver. Les personnes qui travaillent ce jour-là ont une perte de sociabilité familiale et amicale très forte. » [11] Le dimanche revêt de fait un caractère atypique, du fait des constructions sociales tissées au fil des époques. « Dans toutes les sociétés depuis la plus haute Antiquité, il y a un jour de rupture dans l’organisation de la semaine. Ne pas y participer peut engendrer un sentiment d’exclusion. », précise le sociologue. Pire, il considère que « ce temps de la sociabilité ne se rattrape pas en semaine, parce que les proches ne sont pas disponibles et que les infrastructures sont moins accessibles ». [12] A cette problématique s’ajoute le fait que les populations travaillant en horaires atypiques comme le travail le dimanche tendent à cumuler les difficultés sociales. C’est particulièrement le cas pour les femmes et les familles monoparentales. Des personnes qui sont bien souvent déjà en horaires décalés ou fragmentés dans la semaine, et qui doivent jongler avec leur vie familiale dans la semaine. Cette complication se poursuit le dimanche. De plus, l’extension des horaires de travail en soirée peut entraîner des difficultés de transports pour les personnes vivant éloignées des centres urbains, devant rentrer chez eux après minuit. Jean-Yves Boulin attire l’attention sur le fait que « cette loi va imposer à une catégorie de la population déjà peu favorisée des conditions de travail et de vie plus difficiles ». En s’inscrivant dans une compétition mondiale permanente, l’élargissement du travail le dimanche plonge les sociétés urbaines dans un continuum économique et social, dans lequel les moments de mise en veille des rythmes de la ville tendent à s’estomper avec un risque de diffusion des horaires atypiques à tous les corps de métiers, analyse Jean-Yves Boulin [13].


Une réforme par pertes et profits



Concernant la notion de volontariat brandie comme protection des salariés qui ne souhaiteraient pas travailler le dimanche, le sociologue reste dubitatif : « On voit comment cette dernière notion est facile à instrumentaliser en situation de crise et de sous-emploi. » Enfin, l’équation économique apparaît plus complexe qu’il n’y paraît. Il est délicat de s’avancer sur le solde de l’emploi lié à l’ouverture des commerces du dimanche, entre les emplois susceptibles d’être créés dans les grandes enseignes et ceux potentiellement détruits dans les commerces de proximité et de centre-ville. A ce titre, et dès 2008, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) conclut que l’ouverture des magasins le dimanche aurait un intérêt limité pour les consommateurs et l’emploi [14]. Le Centre estime même que l’ouverture des hypermarchés le dimanche supprimerait des milliers d’emplois dans le secteur alimentaire, tandis que les éventuelles créations d’emplois dans le secteur non-alimentaire se feraient au détriment du petit commerce. De plus, espérer une augmentation des achats le dimanche en l’absence d’augmentation du pouvoir d’achat de l’ensemble de la population ne manque pas de nous interroger. Il est plus probable que les consommateurs reportent au dimanche les achats auparavant réalisés la semaine.


La conjuration médiatique du social



Parallèlement à la question économique, l’élargissement du travail le dimanche apparaît donc porteur d’enjeux importants, en termes de conditions de vie et de rythmes de vie dans la société. Autant de problématiques sociales qui gagneraient à être discutées et débattues publiquement, pour permettre aux citoyens, salariés et consommateurs à la fois, de se prononcer sur le sujet de manière éclairée. Pourtant, le traitement médiatique réservé à la signature de l’accord Fnac sur le travail le dimanche apparaît tout autre. Pour couronner son travail de négociation sociale, le PDG de la Fnac, Alexandre Bompard, obtient un satisfecit unanime des grands médias. Presse, radio, télévision, tous se joignent à la Direction de la Fnac dans cette grande liesse en faveur du pouvoir d’achat des salariés et du droit des consommateurs. Livrons-nous à une revue de presse approfondie d’une question hautement sociale et sociétale, au prisme de l’audience (toutes sources : ACPM) et de l’actionnariat (toutes sources : Le Monde diplomatique/Acrimed) de ces faiseurs d’opinion. Force est de constater que les intérêts économiques et médiatiques des grands groupes convergent et que leurs zélotes se gardent bien de tirer sur le coureur, surtout quand la foulée a autant de panache.


Le pari de la neutralité



Dans un souci d’exhaustivité, il convient de souligner que Le Monde (260 000 ex. print, 100 M visites web/mois, action. Pigasse-Niel Bergé) et Le Parisien/Aujourd’hui en France (450 000 ex. print, 45 M de visites web/mois, action. groupe LVMH-Bernard Arnault) rapportent de manière factuelle les différents éléments de l’accord et les positions argumentées des syndicats partisans et opposants. Changement du rapport de force syndical, flexibilité importante des salariés, risque de dégradation des conditions de travail, risque de perte des compensation salariales avec la banalisation attendue du travail le dimanche, engrenage inéluctable et régression sociale sont clairement évoqués.


La démission du service public de l’information



Nous ne pouvons pas en dire autant de France 2 (action. Etat français). Dans son édition du JT du 20h du 25/01/2017 (5,1 M téléspectateurs, source : Médiamétrie), la chaine publique d’information aborde de manière complaisante un accord d’entreprise de grande ampleur, en se contentant de souligner les majorations salariales et la liberté offerte au volontariat, en oubliant de souligner que ce dernier principe est inscrit dans la loi Macron. Soutenant le propos, deux vendeurs de la Fnac témoignent devant la caméra de leur intérêt d’arrondir leurs fins de mois en travaillant le dimanche. L’inverse aurait été étonnant. Aucune interview contradictoire d’un salarié opposé à l’accord. Le refus de signer de la CGT, de FO et de SUD n’est pas expliqué. D’autres grandes enseignes prestigieuses sont citées en exemples pour avoir signé ce type d’accord : Printemps (action. DISA), Galeries Lafayette (action. famille Moulin) et Darty (action. groupe Fnac, Artémis). Ne cherchez pas plus loin, le travail le dimanche est devenu une évidence dans les grands magasins. En une minute d’antenne à une heure de grande écoute, la direction de la communication de la Fnac n’aurait pas fait mieux.


Une modération en pointillés



Le Figaro (315 000 ex. print, 90 M visites web/mois, action. groupe Dassault) fait tout d’abord preuve de mesure, en évoquant les tenants et les aboutissants de l’accord en attente de signature, allant même jusqu’à permettre au représentant de la CGT Fnac d’affirmer que « le travail le dimanche est néfaste pour la santé, dégrade les conditions de travail, accroît les inégalités entre les salariés, et n’est pas rentable » [15] Un traitement équilibré de l’information en somme. Mais le jour J, la modération a laissé place au soulagement admiratif d’un journaliste quant au succès d’un homme seul face aux éléments syndicaux tumultueux : « une nouvelle victoire pour Alexandre Bompard, qui lutte depuis des années pour avoir le droit d’ouvrir ses magasins le dimanche » [16]. Le quotidien ne manque pas de rappeler que pendant ce temps-là « de nombreuses enseignes continuent de négocier avec leurs syndicats pour ouvrir leurs portes le dimanche ». Ils luttent. Comme à Carrefour, où les discussions sur le travail le dimanche matin sont au point mort, à cause du refus de FO. Mais la révolte gronde et Le Figaro est là pour soutenir les combattants de la liberté de commercer, par un article réservé aux abonnés sobrement intitulé : « Travail le dimanche : les enseignes face au dogme syndical ». C’est bien le même auteur en croisade, qui dénonce « les acharnements de certains syndicats à bloquer tout accord » à l’ouverture dominicale aux Galeries Lafayette [17].


Un pays qui avance, sur les ondes



Dans l’émission matinale du 5/7 de RTL (action. groupe RTL-M6, famille Mohnne), leader de cette tranche horaire à la radio (1,4 M auditeurs [18]), le journaliste phare Stéphane Carpentier ne s’embarrasse pas de nuance, en donnant une tribune exclusive au représentant syndicat de la CFTC Fnac, moteur dans la réussite médiatique de cet accord d’entreprise. Laissant peu de place au doute, le journaliste souligne que tout a été fait par la Direction de la Fnac pour faire travailler les salariés le dimanche, dans « des conditions très très positives ». Dans un souci d’éthique journalistique, l’animateur demande l’espoir au bout des lèvres : « Est-ce qu’on avance socialement sur le travail le dimanche avec ce genre d’accord […] Est-ce que notre pays avance ? » Et nous sommes obligés de nous pincer quand on entend l’animateur pouffer de rire, au moment où le représentant syndical reconnait désabusé que « on n’a pas trop le choix avec la loi Macron ». Et l’animateur, indéboulonnable, de souligner, pour les salariés travaillant le dimanche, le gain financier « très appréciable, parce que douze dimanches par an payés triple [forte accentuation sur le mot], quarante autres dimanches qui seront payés double, en plus on va donner de l’argent pour garder les enfants, c’est pas rien en termes de conditions ». Décidément, nous devons nous faire à l’évidence que la responsabilité sociale n’est pas un vain mot à la Fnac. Enfin, il conclut, avec une certaine fierté patriotique : « C’est le travail dominical qui gagne du terrain dans notre pays. » Et nous, de nous demander si aborder la question du travail le dimanche peut sérieusement s’envisager sans parler de repos. Pour nos futurs problèmes de santé au travail, nous regarderons plutôt « le Magazine de la santé » sur France 5.


L’homme providentiel



Dans un contexte électoral aussi sensible que mouvant en termes d’opinion, tous les encouragements sont bons à prendre. Et le quotidien économique et financier à large audience Les Echos (118 000 ex. print, 18 M vistes web/mois, action. groupe LVMH-Bernard Arnault) n’en manque pas à l’égard d’Emmanuel Macron, en introduisant sobrement l’information qui nous intéresse : « Il faut rendre à Macron ce qui appartient à Macron. Sans parti pris. L’extension, voire la généralisation, de l’ouverture des magasins le dimanche que l’ancien ministre de l’Economie a voulu rendre possible dans la loi qui porte son porte son nom, devient une réalité. 2017 sera l’année de l’ouverture dominicale. » [19]. Heureusement qu’il n’y a pas de parti pris. Car comparer l’ancien ministre de l’Economie, et actuel candidat à l’élection présidentielle, à Jules César, illustre consul de la Rome antique et vainqueur de la guerre des Gaules, relève purement et simplement du panégyrique de haut vol. L’article, judicieusement classé dans la rubrique « Idées & débats », est tout de même signé par le chef de service adjoint du service Services. Cette indépendance de vue relative honore le quotidien économique, qui, rappelons-le, appartient au géant mondial du luxe LVMH qui possède pas moins de 70 marques de renommée internationale [20], portant enseigne dans les plus beaux quartiers de la capitale française. Les mêmes quartiers concernés par les zones touristiques internationales (ZTI) bénéficiant de l’élargissement de l’ouverture dominicale permise par la loi Macron. Nous comprenons mieux pourquoi l’auteur de cette propagande marchande peine à cacher son euphorie. Point de déception, le reste de l’article est à l’avenant. Toujours dans une veine conquérante, le journaliste rappelle que « la bataille avec les centrales réfractaires, à commencer par la CGT et FO, fut âpre et compliquée. Sans la CFDT, rien n’aurait été possible. Les DRH ont phosphoré et le patronat a dû pousser fort. Le cas de la Fnac le prouve. » Face au refus de la soumission (cf. définition « réfractaire » du Larousse), il est de bon ton de remercier les tenants du réformisme syndical.


Confusion des richesses et inversion des normes



La Direction de la Fnac n’a pas démérité et son dirigeant a littéralement mouillé la chemise pour y arriver, en témoigne une nouvelle personnification de cette réussite du dialogue social par le journaliste des Echos : « Alexandre Bompard, le PDG, s’est fortement impliqué, descendant dans les magasins pour convaincre ses troupes de l’importance du travail dominical pour l’entreprise. » Descendre dans les magasins au contact du bas peuple ? Honorable de la part d’un dirigeant qui affiche une rémunération annuelle globale de 10 millions d’euros depuis trois ans [21], alors qu’un vendeur d’un de ses magasins touche en moyenne 20 000 euros brut par an [22]. Et que dire de « convaincre ses troupes ». Décidément la métaphore guerrière n’en finit plus. Nous ne saurons pas s’il s’agit de préparer les troupes à monter au front pour la gloire ou le massacre. S’ensuit le décompte des victoires dans la guerre pour l’ouverture dominicale et le pouvoir d’achat des salariés. Les Galeries Lafayette et le Bon Marché sont à la fête aux côtés de « l’enseigne culturelle ». Après vérification, les produits éditoriaux ne représentent que 39 % du chiffres d’affaires de la Fnac en 2015, contre 56 % pour les produits techniques [23]. Une légère approximation de la part d’un spécialiste des services ou une communication officielle de la Fnac trop efficace ? Trêve de considérations journalistiques. Pour l’auteur, l’honneur est sauf, « les garanties sociales souhaitées par la loi Macron ont été obtenues » et « toutes les enseignes ont respecté le principe du volontariat ». Les travailleurs du dimanche se voient en effet octroyer des majorations salariales, mais à la Fnac elles ne sont accompagnées d’aucun repos compensateur (contrairement aux Galeries Lafayette). Vous me direz que ce n’est pas obligatoire et que ça relève du pouvoir de négociation des organisations syndicales. En effet. Mais le volontariat, par contre, est obligatoire. L’auteur nous incite donc à féliciter des dirigeants d’avoir respecté la loi. Ubuesque. Ou peut-être cela est-il peu courant dans le monde actuel de l’entreprise ? Se cacherait-il une critique sociale cynique sous-jacente à tant de flagornerie ? Ne nous méprenons pas tout de même.


Le mirage de l’emploi



Nous n’avons pas le temps de nous appesantir sur nos suppositions. L’entreprise de communication se voit maintenant renforcée par un constat économique implacable de la part du journaliste spécialisé : « L’impact sur l’emploi est réel, même si on est loin des 20.000 postes évoqués. » A première lecture, nous nous disons que la mesure de généralisation du travail le dimanche atteint bon an mal an son objectif de création d’emplois. Puis, le doute nous assaille. Loin à quel point ? Est-ce que nous nous approchons de 18 000 postes créés, éventuellement de seulement 15 000 postes, en étant indulgent avec le positivisme économique qui caractérise certains de nos dirigeants politiques ? L’éditorialiste précise qu’il s’agit de 1 500 postes aux Galeries Lafayette et au BHV confondus, et d’une centaine à la Fnac. Soucieux du détail, nous ne pouvons pas nous empêcher de remarquer que l’information de l’Agence France-Presse (AFP), reprise en boucle par tous les médias, précise concernant l’accord Fnac : « Les ouvertures dominicales devraient aboutir à la création d’environ 80 CDI supplémentaires dans les magasins concernés. » Passée au tamis des Echos, la Direction de la Fnac est devenue bien généreuse en termes de création de postes avec une hausse de 25 % des effectifs créés. Un certain arrangement avec la réalité sociale de l’enseigne. D’après les documents de référence du Groupe Fnac [23], les dernières années ont plutôt été caractérisées par une véritable saignée dans les effectifs, opérée à coup de plans sociaux répétés. Plus de 2000 suppressions de postes dans les magasins français entre 2012-2015 (- 20 % d’effectifs), alors que le résultat opérationnel courant (ROC) a augmenté de 10 millions d’euros en trois ans (+ 25 %). Mais ne soyons pas tatillons. Il est de mauvais ton de gâcher la fête par de menus détails comptables, surtout lorsqu’un responsable de service des Echos se satisfait qu’une mesure gouvernementale, soutenue à grand renfort de débats médiatiques interminables sur la nécessité de travailler le week-end pour gagner sa vie, remplit moins de 10 % de ses objectifs en matière d’emploi.


Un journalisme de combat libéral



Après avoir réalisé un portrait reluisant des dirigeants politiques et économiques ayant permis d’élargir l’ouverture dominicale dans leurs enseignes, il est venu le temps de l’instrumentalisation du discours syndical sous couvert de caution populaire : « A l’évidence, n’en déplaise à certaines centrales syndicales, de nombreux salariés apprécient les bonus que procurent le travail dominical », expliquait aux « Echos » en mai 2016 François Le Menuet, délégué syndical SUD Solidaires, signataire de l’accord du BHV, bien que désavoué par sa centrale. » Dans le monde syndical, une telle prise de position en opposition avec sa direction centrale s’appelle de la dissidence. Nous nous interrogeons sur l’opportunité pour des responsables syndicaux de favoriser leurs mandats locaux, en contradiction avec la ligne politique d’une organisation. Dans les milieux syndicaux et politiques, et à plus forte raison dans les entreprises, la discipline et la loyauté ne sont pourtant pas de vains mots. Mais l’auteur de l’article n’est plus à une contradiction près. Et pour conclure en beauté, et asséner son discours à coups de marteau acheté à un Bricorama ouvert le dimanche, il nous gratifie d’une succession d’allégories à même de nous tirer des larmes d’admiration et de nous laisser sonnés face à un tel exercice de style : « [l’ouverture dominicale] plait aux clients, qui trouvent le septième jour un confort d’achat qui n’existe plus le samedi », « quand les portes sont ouvertes, les clients franchissent le seuil », et, in fine « les consommateurs votent avec leurs pieds ». Rendez-vous compte. Les consommateurs sont désemparés de ne plus pouvoir faire leurs achats convenablement le samedi, alors qu’il suffit de leur ouvrir grand les portes des magasins le dimanche, pour qu’ils s’engouffrent et finissent par lier leur acte d’achat à un acte politique, en insérant leur carte bleue à la caisse de la même manière qu’ils glisseraient un bulletin de vote dans l’urne (présidentielle évidemment). « Votez Macron ! » semble hurler notre journaliste. A n’en pas douter, le dogme marchand et réformateur libéral a trouvé là l’une de ses plus belles plumes. Au point que nous nous interrogeons sur l’identité réelle de son employeur. Journal, grand magasin, gouvernement ou parti politique ? Le journalisme économique a bien triste figure, mais il serait hâtif et injuste de le réduire à sa plus pauvre expression.


Derrière les vitrines



Nombre de journalistes et d’éditorialistes se voient ainsi offrir des tribunes dans les plus grands médias, pour nous vanter les vertus de la généralisation du commerce le dimanche et du dialogue social réformé, au nom de l’emploi et du pouvoir d’achat. Au moment de boucler cet article, les salariés du magasin Fnac des Champs-Elysées entament leur 50e jour de grève [24]. Leurs revendications ? Reconnaissance de la pénibilité des conditions de travail (incluant soirs et week-end) et réajustement des salaires par rapport aux autres magasins parisiens de l’enseigne. Leurs moyens ? Piquet de grève non filtrant à l’entrée du magasin, banderoles et pétition à destination des clients. La réponse de la Direction ? Encadrement des grévistes par des huissiers et des agents de sécurité [25]. Comme un rappel de la permanence des rapports de force et de la conflictualité dans les grands magasins, derrière l’attrait des vitrines ouvertes le dimanche. Il semblerait bien que le couvercle du dogme économique ne parvienne pas à étouffer les remous du social.


Références


1. « Travail le dimanche : la Fnac au bout du chemin », AFP, 25/01/2017
2. THUILLIER T., « Accord sur le travail du dimanche à la Fnac : les jeux semblent faits » L’Express, 05/01/2017
3. AFP, « La Fnac signe un accord sur le travail dominical », Le Parisien, 26/01/2017
4. AFP, « Le travail du dimanche à la Fnac en vigueur dès le 26 mars », L’Express, 25/01/2017
5. MACRON E., « Libérer l’activité et restaurer l’égalité des chances économiques », Le Huffington Post, 15/10/2014
6. http://www.gouvernement.fr/action
7. ROUSSEAU C., et alii, « Horaires atypiques de travail », INRS, mars 2013
8. COUSIN S., « Le travail le dimanche a-t-il un impact sur la santé ? », Doctissimo, 13 /04/2015
9. WIRTZ A., « Working on Sundays–effects on safety, health, and work-life balance ». Chronobiol Int., 2011, May 28
10. ROUSSEAU C., et alii, « Horaires atypiques de travail », INRS, mars 2013
11. LETELLIER S., « Travail le dimanche : quel impact sur la vie de famille ? », Notre Temps, 29/01/2015
12. QUERUEL N., « On s’intéresse peu à l’impact du travail le dimanche », Santé & Travail, juillet 2014
13. WEILL P., « Le travail du dimanche avec Jean-Yves Boulin, sociologue », France Inter, 08/01/2017
14. MOATI P. et POUQET L., « L’ouverture des commerces le dimanche : opinions des Français, simulation des effets », CREDOC, novembre 2008
15. CHATEAU P., « Fnac : date butoir ce mercredi pour le projet d’accord sur le travail dominical », Le Figaro, 18/01/2017
16. DETROYAT O., « La Fnac va enfin pouvoir ouvrir le dimanche », Le Figaro, 25/01/2017
17. DETROYAT O., « Ouverture dominicale : jour historique pour les Galeries Lafayette Haussmann, Le Figaro, 07/01/2017
18. LACARRIERE C., « En radio, se lever tôt peut rapporter gros », L’Opinion, 02/05/2016
19. BERTRAND P., « L’ouverture du dimanche, une réforme en marche », Les Echos, 26/01/2017
20. http://www.lvmh.fr/les-maisons
21. PECHBERTY M., « Fnac : 11 millions d’euros en 2016 pour Alexandre Bompard », Le Journal du Dimanche, 17/04/2016
22. http://www.indeed.fr/cmp/Fnac/salaries
23. http://www.groupe-fnac.com
24. LEFEVRE S., « Gros bras et huissiers : quand la Fnac fait pression sur ses grévistes », Streetpress, 01/02/2017
25. PINGUET E., « Fnac des Champs-Elysées, histoire d’une colère sociale », ActuaLitté, 30/12/2016



Auteur

Contre-feux
Redac
"Informations et opinions engagées" avatar

Commentaires

SuperJohnson
"Diantre !" user_avatar

Le

Un gros merci pour avoir permis la reproduction de ton article ici. Exhaustif, une belle analyse structurée, c'est digne d'un papier d'ACRIMED!

Bon sinon on en parle de la CFDT? Parce que de ce que je comprends, une fois de plus ce sont eux qui permettent ce genre de régression sociale, un peu comme pour euh... la loi El Khomri nan? :P

Dernière modification le 06/02/2017 à 20h58
Monsieur Zap
"Lick, lick, lick my balls !" user_avatar

Le

"Les arguments sur le "consentement" sont des arguments juridiquement pratiques, mais qui manquent singulièrement de profondeur historique et de contextualisation. Il faudrait toujours s'interroger sur quel type d'individu donne son consentement, à la suite de quoi et dans quelles conditions. Faute de se demander quelles sont les conditions sociales de production d'un consentement, c'est-à-dire dans quelles conditions, à la suite de quelles séries d'expériences, et dans quels contextes biographiques, économiques, politiques ou culturels, on consent, on passe à côté de la réalité objective des rapports sociaux. Le "choix" de travailler le dimanche n'a, en définitive, rien d'un choix, et ne se prend que dans un espace historique déterminé des possibles. Par exemple, si les travailleurs faiblement qualifiés obtenaient, à la suite de luttes, l'augmentation substantielle de leurs salaires sans travail supplémentaire, nul doute que la question du travail le dimanche ne se poserait plus tout à fait dans les mêmes termes. C'est uniquement parce que les salariés ont intériorisé le fait qu'il n'était pas possible pour eux de "gagner plus sans travailler plus" qu'ils consentent à travailler le dimanche. Nombre d'entre eux sont prêts à tous les sacrifices pour leurs enfants ou leurs familles. Et il y a fort à parier que si l'on proposait de remplacer les semaines légales de congés payés par des semaines de travail payées double, une partie des salariés serait disposée à y consentir pour les mêmes raisons." in Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue "culture de l'excuse", 2016, p.74-75

Dernière modification le 14/03/2017 à 09h36

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