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Ray Bradbury et la capacité d'absorption du capitalisme : La bétonneuse

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Ray Bradbury et la capacité d'absorption du capitalisme : La bétonneuse


J'aimerais vous parler d'une nouvelle de Ray Bradbury qui m'a particulièrement interpelé : La bétonneuse. En avance sur son temps, son auteur avait déjà compris la capacité qu'avait la société de consommation à aliéner l'individu, et ce dès 1949.



Parue pour la première fois en avril 1949 dans le magazine Thrilling Wonder Stories, La Bétonneuse (ou The Concrete Mixer en VO) fût ensuite publiée dans le recueil de nouvelles L'Homme illustré (The Illustrated Man en VO), d'abord aux USA chez Doubleday en 1951, puis chez Denoël en France en 1954. C'est cette version appartenant à la collection Présence du futur que j'ai consultée pour cet article.




Synopsis



Ettil Vrye est un martien pas comme les autres. En effet, il est considéré par ses pairs comme le couard de sa planète. Le seul de son espèce qui refuse d'envahir la Terre. Fan de revues de science-fiction terriennes des années 30 à 50, il est persuadé que cette entreprise guerrière est vouée à l'échec pour une simple et bonne raison : dans tous les récits de la Terre qu'il a pu lire (illégaux sur Mars), les terriens repoussent l'invasion extra-terrestre. A l'origine de ces exploits, on retrouve systématiquement un jeune homme, souvent d'origine irlandaise, appelé Mick, Rick, Jick ou Bannon.

« Ils ne lisent que des histoires d'invasions repoussées. Pouvez-vous en dire autant de la littérature martienne ? »


Il pense que cette tradition culturelle aura raison, d'une manière ou d'une autre, de leur invasion, car les terriens ont toujours été nourris d'histoires dans lesquelles ils terrassent l'envahisseur venu de l'espace. Une fois ses bouquins jugés subversifs par l'armée brulés, Ettil consent à rejoindre l'expédition devant la menace d'être lui-aussi jeté au feu. Le voilà donc à bord d'une fusée à destination de la Terre. Précisons qu'un engin terrien s'était posé sur Mars un an plus tôt. Les martiens connaissent donc les langues de la Terre et sa technologie.

« Je ne suis plus qu'une paire de mains, songea-t-il dans son isolement glacé. »


Prêts à faire feu, nos hommes verts sont contactés par radio par le président de l'association des producteurs américains. La Terre leur souhaite la bienvenue! Les terriens ont détruit toutes leurs bombes atomiques et la guerre n'existe plus sur la planète. Totalement désarmés, les hommes veulent vivre en harmonie avec eux. Dubitatifs, les martiens atterrissent en pleine Californie. Ils sont accueillis par le maire de la ville de Green Town, une fanfare et une myriade de cadeaux. La méfiance est toujours de mise, mais ils finissent par ranger leurs armes.

« A 14h37, le maire leur distribua des billets gratuits pour les cinémas Elite et Magestic. »


Ettil, plus méfiant que ses camarades, se doute de quelque-chose. Il a compris que les intentions de leurs hôtes n'étaient pas belliqueuses, mais ressent malgré tout un danger. Une menace insidieuse plane sur son espèce, sans qu'il puisse s'expliquer laquelle. La foule terrienne s'est maintenant mélangée à ses envahisseurs. S'ensuit un apprentissage culturel accéléré alors que les militaires extra-terrestres découvrent la ville : bière, popcorn, hot dog, et surtout les femmes, armées de leur rouge à lèvre et de leurs cheveux lissés ou frisés, qui terrorisent notre héros. Mais les autres sont déjà sous le charme.

« Elles vont se précipiter sur nous, brandissant des boîtes de bonbons et des numéros de Tous les deux et de Charmes d'Hollywood [...] Nous inonder de banalités, détruire notre sensibilité ! »


Assis sur un banc, Ettil se fait inviter au cinéma par une femme. Mais pour plaire aux terriennes, lui dit-elle, il faut une belle décapotable. Devant son incompréhension, la jeune femme lui rappelle la similitude de sa pensée avec le communisme. Aussitôt alpagué par une évangéliste qui s'est donnée pour mission de sauver ses semblables, il écrit une lettre désespérée à sa femme restée là-bas, et envisage sérieusement de s'enfuir.

« Nous avons été précipités comme une pelletée de graines dans une vaste bétonneuse. [...] Nous serons détruits non pas par la fusée mais par l'automobile. »


Entraîné malgré lui dans une boîte de nuit, Ettil fait la connaissance de R. R. Van Plank, scénariste à Hollywood. Il le veut comme consultant pour le film du siècle : le récit de l'invasion de la Terre par les martiens. Peu lui importe que les martiens ne dansent pas autour du feu ou que les martiennes soient brunes et pas blondes, Van Plank n'aime pas les gens contrariants.

« La semaine prochaine nous mettons en fabrication une poupée martienne spéciale à trente dollars. Pensez un peu aux millions qu'il y a là-dedans. »


Enfin, Ettil comprend. On donne parfois à Richard Robert, AKA R.R., le surnom de Rick. Il a trouvé le fameux sauveur de l'humanité. Bedonnant, il ne correspond pas aux canons esthétiques des héros des bouquins qu'il a lus. Il ne possède pas d'arme. C'est simplement le bras armé du capitalisme.


Le contexte historique



Précisons d'abord une chose. Ecrite à la toute fin des années 40, cette nouvelle se déroule en 1966. Le futur proche donc pour l'auteur à son époque. Green Town semble être un mélange de sa ville natale, Waukegan, décrite comme "la Ville Verte" dans ses premiers romans, et Los Angeles, où il habitera dès 1934.

Rappelons qu'au moment où Bradbury écrit cette nouvelle, seulement quelques années se sont écoulées depuis la chute du Troisième Reich. Symboliquement, la volonté d'expansion militaire de Mars et sa pratique de l'autodafé pourraient la rapprocher du régime nazi. L'ancien monde en quelque-sorte, militaire, expansionniste et violent, en opposition au nouveau monde, la société américanisée, qui libère les peuples de l'oppression un chewing-gum à la bouche. Le héros, lui, représente l'être intelligent et critique, qui ne se reconnaît dans aucun de ces deux modèles de société. Malheureux partout, il aspire à une vie paisible, loin des conflits et de la marchandisation à outrance.

D'ailleurs, si l'on veut vraiment chercher des raisons à tout dans cette histoire, le personnage de Van Plank pourrait bien être un clin d'oeil à Max Planck, mort en 1947. La constante de Plank en somme, ce héros qui invariablement repousse l'envahisseur dans l'inconscient collectif. Allez savoir.

Le héros est taxé de communiste alors qu'il fait preuve de sens critique à propos de la futilité des activités des américains. Même si le maccarthysme n'apparaîtra qu'en 1950, rappelons que 1947 voit déjà arriver la doctrine Truman, destinée à endiguer l’expansion du communisme en Europe, et qui marque les débuts de la Guerre Froide entre les deux blocs. S'ensuivra en janvier 1949, donc quelques mois avant la première publication de La Bétonneuse, le lancement du Fair Deal, partiellement en rapport avec la lutte contre le communisme dans les pays en voie de développement.


Bradbury visionnaire ?



On sent bien notre protagoniste principal très critique envers la société du divertissement et de la consommation, et les accusations de communisme qu'il essuie de la part des habitants ne sont pas sans rappeler la chasse aux sorcières mise en place par le sénateur Joseph McCarthy de 1950 à 1954. Bradbury a sans doute pressenti cette atmosphère dès 1949, et dénonce déjà les dérives qui viendront, à savoir les accusations du même ordre qui surviendront à l'encontre de certains citoyens s'opposant à la politique nord-américaine. Un autre grand écrivain américain de science-fiction fera d'ailleurs les frais de ce sombre épisode historique, il s'agit bien sûr de Philip K. Dick.

Vous l'aurez compris, notre ami Ray se sert de la science-fiction pour dénoncer la société de consommation nord-américaine de son époque, elle-même conséquence du modèle capitaliste du pays. On retrouve dans cet oeuvre le concept de Fétichisme de la marchandise, introduit par Karl Marx en 1867 dans Le Capital. La société du divertissement y est dénoncée comme avilissante, et la société de consommation est ici vecteur d'aliénation.

Le modèle capitaliste aura atteint selon l'auteur son paroxysme en 1966, et chaque individu cherchera d'une manière ou d'une autre à tirer profit, dans le premier sens du terme, des personnes et des situations qu'il rencontre. Eh oui, le capitalisme absorbe tout. Les bonnes et mauvaises intentions, les idées, les idéaux, les individus, les institutions. Il est tentant de faire un rapprochement avec les dérives qu'on connaît aujourd'hui. On peut citer pêle-mêle l'appartenance d'une écrasante majorité des médias français à des grands groupes industriels, la main-mise des lobby industriels sur les décisions politiques et la construction de l'Europe, l'industrie du médicament et le conflit entre recherche constante de profit et mission de santé publique, l'évasion fiscale organisée à grande échelle, la mauvaise foi d'une majorité d'acteurs de l'écologie, l'appropriation du vivant par les groupes agro-alimentaires, etc etc.

Alors, cette capacité d'absorption décrite par Ray Bradbury a-t-elle une limite? Je dirais oui : les ressources de la planète et la santé de ses habitants quels qu'ils soient. A quand un changement de modèle? On peut toujours rêver. La bétonneuse, machine à uniformiser les êtres et à broyer les pensées, est déjà passée par là...



Auteur

SuperJohnson
Admin
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Commentaires

Monsieur Zap
"Lick, lick, lick my balls !" user_avatar

Le

Merci pour l'article, je me rappelle de cette nouvelle ! Je crois que ce qu'y fait le plus peur à Bradbury (quand on pense aussi à Fahrenheit 451) c'est l'imposition d'une forme culturelle érigée comme La Culture, quel que soit le mode d'imposition idéologique : culture d’État (liée à l'élite au pouvoir) ou culture de la rentabilité (liée à l'économie).
Juste pour ajouter un point à ce que tu dis, je ne dirais pas que Bradbury est "visionnaire", il est dans l'air du temps, le "zeitgeist" comme disent les germaniques. Plusieurs auteurs développent une critique de la culture de masse et de ses effets sur l’œuvre et les publics avant lui, notamment Walter Benjamin et dans son bouquin sur la reproductibilité de l’œuvre (rédigé en 35) ou encore des penseurs de l'école de Francfort (Adorno et sa vision élitiste de la musique. 30's) et d'autres. Comme tu le dis très bien, on peut y voir en filigrane dans son texte le concept marxiste de la fétichisation de la marchandise (que Marx par ailleurs n'applique pas aux objets culturels).

PS: je trouve ça bizarre "interpeller" avec un -l, mais ce n'est pas faux apparemment depuis 1990.

Dernière modification le 15/12/2016 à 14h19
SuperJohnson
"Diantre !" user_avatar

Le

Eh oui tu sais moi les réformes de l'orthographe, même quand c'est pas Najat qui les fait, je les suis! En fait c'est simplement que quand j'ai un doute je googlise, et que Google a tendance à me donner la forme orthographique la plus récente.


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