La Causerie de Monsieur Zap : La Banlieue du 20 heures
Par Monsieur Zap le
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L’éditeur de BD Casterman a entrepris depuis quelques mois un ambitieux projet. Sous la houlette de Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, une collection a été créée pour vulgariser la sociologie, du moins pour tenter de rendre accessible à n’importe quel(le) félon(ne) un savoir inestimable et indispensable.
La Causerie de Monsieur Zap
La Banlieue du 20 heures
Un projet qui s’inscrit dans une dynamique plus large de vulgarisation des sciences. En effet, depuis quelques temps déjà on peut trouver au rayon BD de la vulgarisation des mathématiques avec Logicomix, de l’économie avec Economix ou encore la BD de Jorion, en socio celle des Pinçon-Charlot, en sciences dures (physique et biologie) celles de Marion Montaigne, etc.
Ce projet est louable et nécessaire, il faut s’extraire des papiers universitaires et envisager la sociologie comme un programme politique, de fait il faut la diffuser, par la BD, le cinéma, le roman, la chanson. Même si cette entreprise de vulgarisation de la sociologie touchera un public déjà sensibilisé à ses questionnements, elle n’est pas vaine. En gros, ces BD permettront aux sociologues deux choses : la première est qu’ils pourront s’enorgueillir et dire "on fait des choses bien, on vulgarise, nous !", la seconde, faire chier leur famille et leurs ami(e)s avec leur sempiternels questionnements en offrant ces magnifiques BD : "tu peux lire ça, c’est facile à lire et drôle, tu vas voir !".
Après une adaptation en BD des enquêtes sociologiques de Nicolas Jounin sur les boites d’intérim, d’Anne Lambert sur les coulisses d’une compagnie aérienne, de Mélanie Gourarier sur des dragueurs professionnels et de Mathieu Trachman sur l’industrie du porno, deux nouvelles enquêtes viennent d’être publiées dans la collection Sociorama, une enquête sur des caissières dans une grande chaine de distribution et une autre sur la fabrication d’un JT télévisé. Et c’est sur cette dernière que je vais m’attarder.
La Banlieue au 20 heures ou comment fabrique-t-on une information ?
D’après une enquête de Jérôme Berthaut dont vous pouvez lire une recension ici et un dessin vif de Helkarava, qui fait de très bon dessin par ailleurs.
Le principe de la BD est simple, on suit les pérégrinations d’un jeune diplômé d'école de journalisme qui vient de dégoter un CDD de trois mois dans une grande chaîne de télévision française. Il a été affecté au service informations générales, à la rubrique faits divers (rubrique "au cas où"). Différents personnages nous sont présentés : la chef du service, des journalistes expérimentés, des JRI, le présentateur du JT, le rédacteur en chef. Ce jeune journaliste va être embarqué dans la folie de la préparation d’un JT. Tout se fait vite, les présentations, le choix des sujets, les reportages, les interviews, le montage.
Dès son arrivée dans la rédaction, on le nomme Rémi, alors qu’il s’appelle Jimmy. Cette erreur de dénomination durera et se propagera auprès d’autres collègues. Ce fait apparemment anodin et traité sur un ton humoristique est révélateur d’une domination statutaire et d’une absence de considération pour les jeunes recrues et pour les membres n’ayant pas fait leurs preuves. Faire ses preuves dans une rédaction, c’est réussir à concevoir un reportage qui sera diffusé au 20 heures. Le fil rouge de la BD décrit cette recherche de reconnaissance par ce jeune journaliste pris entre deux feux. D'une part sa situation professionnelle précaire, d'autre part ses conceptions morales et politiques du monde social. L’un engloutira l’autre. Vous l’avez deviné, sa situation de précarité aura raison de sa moralité quitte à produire des inimitiés et à trahir sa parole et celles des interviewé(e)s.
« Nous, au moins on y va en banlieue. »
Jimmy est préposé au sujet des banlieues, il pense pouvoir faire de "bons sujets". Toutefois, on le prévient, tout un mythe est développé et partagé chez les journalistes, la banlieue est dangereuse et "il y a un max d’agressions".
Son premier reportage, il le fait sous la direction de Geoffrey, un journaliste expérimenté spécialiste des banlieues. Ils doivent filmer un débat sur la laïcité dans une école du Val de Marne. Arrivés sur place, les barres d’immeubles sont filmées "pour le contexte". Puis ils se rendent dans l’école pour filmer le débat, pas de chances il est terminé. Pas grave, il est refait. Captation d’image. Montage. Un élève a émis un commentaire sur la laïcité : "la religion, c’est un truc personnel, c’est pas important de l’amener à l’école". Geoffrey : "coupe après personnel". Commentaire ambigu. Jimmy est initié.
L’information recueillie est travaillée, tronquée pour répondre à une contrainte de temps. D’un reportage de 15 minutes, il doit en ressortir une vidéo d’une minute trente, peu importe le caractère caricatural ou l’ambiguïté de la finalité.
Ensuite, Jimmy agit seul. Il fait quelques prises d’images en banlieue, met en scène une brigade de police patrouillant dans une cité. Puis, la chef de service le mobilise, enfin, pour son premier réel reportage en solo. Il doit enquêter sur "les tensions communautaires en banlieue" après une attaque terroriste dans une église. Il fait appel à un contact de la rédaction, puisque beaucoup refusent de parler aux médias, pour obtenir des interviews d’habitants de la cité. Ce contact, on l’apprendra plus tard, est douteux. Il paierait et ferait jouer les interviewé(e)s. Une bande de jeunes accepte donc de parler à Jimmy. Les interviews, qu'il trouve peu crédibles, ne lui plaisent pas. Il décide d'interviewer des habitants de la cité qui lui indiquent qu’il n’y a pas de tensions, que personne n’est "frustré", que "tout va bien". Peu satisfait des réponses qui ne vont pas dans le sens de la question de départ, il appelle sa chef de service et lui explique qu’il veut changer d’angle : "les communautés restent soudées face à l’obscurantisme". Refus : "Mais par contre, si tu veux abandonner, OK, c’est toi qui décides". Jimmy abandonne.
Il paiera cher cet affront, puisqu'ensuite, chaque sujet qu’il propose est refusé. On l’envoie faire des reportages "chiants", filmer des manifestations que ne personne d’autre ne filme. Jimmy est tiraillé, il sait qu’il a fauté en refusant de poursuivre le reportage. Il veut se racheter, surtout que son CDD est bientôt terminé...
Et un jour, une vidéo circule sur internet, elle fait des millions de vues. On y voit "une bande de filles" frapper un homme qui vient de les agresser. Jimmy est appelé pour faire un reportage sur l’angle de l’insécurité. C’est sa chance. Il doit se racheter et faire un "bon" reportage. Il fait appel au contact en banlieue et lui demande de trouver une "bande de filles" à interviewer. Peu importe les doutes. Interviews, montage, découpage. Le reportage est accepté, la parole est falsifiée, tronquée, il est diffusé et félicité.
Cette BD porte autant sur la fabrication de l’information que sur celle des journalistes. Elle le montre soigneusement, avec justesse et humour, sans jugement ni caricature. Elle permet de mettre au jour, comme le fait Acrimed, les mécanismes de la fabrication de l’information journalistique, de rendre compte de la censure structurale qui agit dans ce champ. Elle s’inscrit dans une démarche de désenchantement du journalisme, comme ont pu le faire auparavant Pierre Bourdieu sur la télévision, Julien Duval sur le champ journalistique, Pierre Carles, Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, etc.
La question qui me taraudait lors des premières sorties de cette collection était comment réussir à mettre en BD une longue enquête sociologique ? Comment la rendre lisible, lui faire prendre vie ? Est-ce que ça marche ? Pour ma part, je trouve que ça fonctionne plutôt bien. Et on peut d’ailleurs en tirer une leçon importante : il n’y a pas besoin de longues proses pour diffuser des idées. Continuons le début...